« J'aime mieux, pensait Pluton, avoir un chien très sérieux et fort en gueule plutôt qu'une meute qui serait là à aboyer toute la journée dans le désordre et la confusion. Seulement il me faut une bête très puissante, deux mâchoires plutôt qu'une et trois plutôt que deux. Je tiens à ma tranquillité, moi, j'ai toujours eu un faible pour les morts. »
Et Cerbère naquit adulte, ce qui de la part d'un monstre est tout naturel. Le monstre doit servir tout de suite. L'enfance est toujours une perte de temps.
Fils du géant Typhon et d'un autre monstre, Échidné, moitié femme et moitié serpent, le chien des enfers s'était aussitôt trouvé à l'aise dans ses fonctions et sa monstruosité. « C'est une famille pas banale que la nôtre, songeait-il, j'ai pour frères le Sphinx et le Lion de Némée et pour sœurs, l'Hydre de Lerne et la Chimère. Elles ne sont pas mariées. Quant à moi, on dira ce qu'on voudra, nous ne faisons du mal qu'à des morts, ce qui n'a pas grande importance. Je voudrais les y voir à ma place avec tous ces arrivants qui tous tombent dessus sans arrêt, comme une épidémie. Et il y en a qui croient que c'est calme chez les morts! »
On commençait à parler beaucoup d'Hercule « modèle de toutes le vertus ». « Ça lui est facile, pensait Cerbère, il a un joli museau. Sa tête est petite et unique. Elle compte peu chez lui. Moi qui en ai trois, ça me fait réfléchir toute la journée et rêver dès que je m'assoupis un peu. J'ai beau y penser, je ne sais pas pourquoi Hercule en veut à ma famille. Cet assassin connu s'en est déjà pris à mon frère, le lion de Némée qu'il a trouvé le moyen de tuer bien que ce fauve fût invulnérable. Et voilà que maintenant il regarde de travers l'hydre de Lerne. Mais il trouvera à qui parler. Ma sœur est une fille énergique, elle a plus d'imagination que lui. Pour une tête qu'on lui coupe, il lui en repousse dix ce qui fait dire à Hercule qu'il lui apprendra à calculer. Mais s'il a le malheur de la blesser tant soit peu, gare à lui! Ma sœur est rancunière comme pas une. Une goutte de son sang irritable empoisonnerait toute une armée. Et puis, sa gloire est bien assise. Elle est plus célèbre que Hercule qui, après tout, n'est qu'un débutant. »
Cerbère, lui, restait obscur. Il ne travaillait qu'aux Enfers où le mutisme des morts forme pour la Renommée une muraille d'une infranchissable épaisseur. Mais comme l'éloignement des siens ne faisait qu'attiser son esprit familial, il dit un jour à Pluton
« Je voudrais aller voir ma sœur.
- Mais tu sais bien, mon ami, qu'on ne sort pas d'ici.
- Je voudrais aller voir ma sœur, répéta Cerbère de toute l'obstination de ses trois têtes. À quoi bon avoir six yeux puisque je ne la connais même pas ?
- Allons, aboie, mon ami, dit Pluton, fais du bruit. Ça te fera passer le temps. Et moi ça ne me gêne pas. »
Et comme Cerbère continuait à grogner :
« Sois raisonnable, ma petite meute, lui dit le Roi des Enfers, tu sais bien que tu jouis ici de la considération générale. Et que diraient les morts frais débarqués s'ils n'étaient accueillis par toi ? Quel manque d'égards pour leur malheur !
- Je voudrais savoir comment s'y prend ma sœur pour avoir dix têtes quand on lui en coupe une.
- À quoi cela te servirait-il, ma petite meute, puisque tu n'as affaire qu'à des morts ?
- Oh! un mort, c'est plus rusé qu'on ne pense.
De son côté l'Hydre se lamentait de ne pas connaître son frère. « Pauvre chéri, disait-elle, avec ses trois têtes seulement et dont aucune ne repousse !
« Roi des enfers, insistait Cerbère, que me sert d'avoir une famille si c'est pour en être entièrement privé ? J'ai absolument besoin de voir ma sœur.
- Prends garde, Cerbère. Hercule est tout-puissant, il en veut aux monstres et ta sœur en est un.
- Veux-tu dire par là que j'en suis un autre ?
- Oh ! toi, tu es un monstre utile à la société puisque tu es de la police. Tu fais régner la bonne tenue aux Enfers en empêchant les vivants d'entrer et les morts de sortir.
Juste à ce moment, un homme vigoureux armé d'une massue se présentait devant Pluton.
Il paraît qu'il y a quelqu'un ici qui veut voir sa sœur ?
- C'est moi! s'écria Cerbère.
- Sire, dit Hercule, ne voudriez-vous pas permettre à votre chien...
- Et qu'est-ce que je vais faire de mes morts pendant ce temps-là ?
- Oh ? fait Hercule, l'état sanitaire est excellent là-haut depuis que j'ai débarrassé la surface de quelques dangereux personnages. »
Cerbère suivit Hercule, têtes basses.
Il faisait beau là-haut. C'était une chaleureuse journée du mois de juillet.
«Je vais t'amener devant ta sœur, dit Hercule à Cerbère. C'est tout près d'ici et je m'excuse de ne te la montrer qu'en plusieurs fois... J'ai eu une altercation avec elle, il m'a fallu la bousculer et l'éparpiller quelque peu. Tiens, en voici un joli morceau », dit-il, en désignant du bout de sa massue une énorme chose flasque qui bougeait encore un peu pour qui la considérait avec attention. C'était blanchâtre, confus et sanguinolent, avec, çà et là, les violettes de la mort.
« Et ceci aussi lui appartient et ce bout-là aussi. Et tout ce sang répandu c'est encore elle. C'est pas beau ce que je te montre là, mais elle était dangereuse, ta sœur, et il fallait agir vite. J'ai dû déplacer quelques rochers en son honneur, aux fins d'écrasement.
- Est-ce qu'on ne va pas lui donner une sépulture ? dit Cerbère, pour montrer que ses sentiments fraternels tenaient toujours.
- Demande-le donc à ces corbeaux et à ces aigles C'est eux que ça regarde maintenant.
- J'aime mieux retourner aux Enfers, dit Cerbère. Pluton m'attend. »
Et sans prendre congé, il galopa vers l'Érèbe, non sans recevoir dans les côtes - ultime attention - la massue volante de son guide. Eh bien, tu as vu ta sœur ? lui dit le Roi des Ténèbres.
- Oh ! ce n'était pas ce que je croyais.
- Que veux-tu, ma petite meute, il faut en prendre son parti : une sœur, une épouse, une mère, ce n'est jamais tout à fait ce que l'on croyait. »
Jules Supervielle