EN FAMILLE
Alexandre Jardin
Exaspéré par le tempérament surabondant de Kelly, une plus-que-vraie qui se donnait le droit d’être elle-même, Pierre-Esprit acheva la lettre brève par laquelle il entendait mettre un terme à leur amour. Certes, cette inconnue lui avait donné le plus vigoureux des stimulants, des idées de notre époque venant de la rue et non de la télévision, elle formait même l’une des énergies de notre temps, mais Kelly s’exprimait sans flatter sa susceptibilité. Entendez que cette trop-sincère partageait ses vérités comme on gifle, avec le sentiment vif qu’être flou c’est ruiner sa dignité. Dès qu’il l’ouvrait, Kelly lui faisait bien sentir, avec une âpreté magnifique, qu’il était enfoncé dans une extraordinaire ignorance de tout. Parfois, il lui semblait qu’à ses yeux il n’était pas un être d’une vie complète mais seulement un sexe, un pourvoyeur de fièvre sensuelle. Sa diminution principale, à entendre Kelly, était d’être un « journaliste de la télé ». Elle martelait sans répit qu’isolé de l’existence réelle, sans attache avec la réalité sociale, il ne prenait de la vie, de ses conditions véritables, que la plus pitoyable intelligence. Etendu sur des bottes de paille, saisi par la fraîcheur du printemps, Pierre-Esprit s'avisa que ce devait être la septième fois qu’il envisageait de la désaimer. Bien sûr, il avait connu dans ses bras de grands vertiges métaphysiques et de divines assomptions érotiques, mais trop c’était trop.
A bout, Pierre-Esprit ne voulait plus être le paillasson de cette virevolteuse dont jamais les hommes ne revenaient. Il le reconnaissait volontiers, la boursouflure de son moi était patente, mais trop c’était beaucoup trop. La fermeté morale de Kelly, il en avait soupé. Même si ses emportements légitimes mettaient de l’éclat sur sa physionomie et un excès de vitalité irrésistible dans chacun de ses gestes. Même si Kelly était un tourbillon dans un moment où chacun s’éteignait sous l’effet d’un universel enfermement prolongé.
Ses résolutions d’homme, élaborées dans la patience d’un amour profond, étaient exténuées. Dans la promiscuité sans fin qui saccageait leur tendresse, il ne se voyait pas continuer une liaison aussi abrasive.
Même si s’arracher à cette fille, c’était s’ôter à lui-même.
Confinée donc dans la solide ferme normande de famille où les siens avaient trouvé refuge, près de Vire, Kelly consultait son smartphone en trottinant sur Facebook. Jamais, cette trentenaire n’avait été une pensée à l’arrêt. Toutes les vies empêchées, comme calcifiées par le Covid 19, qui s’avouaient sur les pages numériques lui donnaient des envies de liberté décuplée. Recluse à la campagne depuis plus de vingt jours, Kelly s'imagina furieusement libre. Elle songea qu’elle se donnerait désormais le droit de s'alléger de tout conformisme politique ou autre. Elle s’imagina qu’elle n’était plus l’otage de ses résignations, qu’elle était définitivement guérie de ce qui lui restait de tempérance, qu’elle accepterait sans hésiter le mikado de ses contradictions. Tout en glissant sur l’actualité dont les commentaires facebookisés se faisaient l’écho, Kelly imagina que ses désirs authentiques de citoyenne gouverneraient désormais son existence, qu’elle avait pour toujours réappris à se respecter, à se couler dans ses aspirations réelles.
Au risque d’être incomprise.
Au risque de passer pour ce que les peu-vivants nomment « une emmerdeuse ».
Au risque d’être jugée comme toutes les femmes qui rompent les frontières sociales et balaient les remparts de prudences.
Apercevant au loin Pierre-Esprit qui venait vers elle d’un pas ferme, Kelly se persuada que la culpabilité ne la tenait plus du tout. En le fixant ainsi que sa soeur Cerise qui, revenant d'étendre le linge, la haïssait (parce qu’elle avait un peu goûté aux ardeurs de son mari), elle imagina qu’elle saurait tout à coup être imprudente dans ses élans sans être jamais cinglée. Elle s’imagina plus que jamais frondeuse, qu’elle avait rompu avec les rôles asphyxiants qu’elle s’était parfois imposée. Tandis que Pierre-Esprit approchait, le front volontaire, Kelly se convainquit qu’elle avait quitté toute crainte d’être jugée, surtout par elle-même. Elle imagina que son besoin de faire vivre toutes les femmes qui sommeillaient en elle était enfin à l’ordre du jour - même si elle n’en avait pas les moyens. Kelly imagina que ses capacités d’indignation et d’émerveillement étaient inoxydable, qu’un appétit tout neuf, dopé par ses colères saines, éveillait en elle mille désirs engourdis à force de se priver de tout. Elle imagina que la traversée de ses gouffres ne lui inspirerait plus à l’avenir que de la joie. Elle imagina qu’elle n’était plus qu’une liberté.
Kelly était une femme d’imagination, l’adversaire personnel des trouillards. Elle n’était qu’une cire à laquelle ses idées, comme un cachet, imposaient leur empreinte nette.
Pierre-Esprit se planta devant elle et, sans un mot, lui tendit sa lettre. Sans daigner prendre le papier, elle le gifla aussitôt. Une fois, deux fois, trois fois. Fortement. Avec plaisir. Pourquoi souffrir d’une rétention excessive de ses envies ? C’est si bon de gifler un homme qui le mérite, de contrevenir à la doxa qui bêle sur toutes les ondes que les mauvais sentiments n’ont pas droit de cité, qu’il serait forcément mal de se rebiffer nettement et bien d’être soumise. Tout le monde confinait ses émotions, plus elle. La société entière gelait ses rages, domiciliait ses colères en restant chez soi, plus elle. La France, L’Europe et le monde confinaient son coeur et domestiquaient ses vérités en raison de la crise qui matait les élans, plus elle.
Sonné, hypnotisé par ce geste impromptu, Pierre-Esprit en oublia sa courte lettre. Kelly lui plaisait comme aucune femme ne lui avait jamais plu. Il en était fou. Elle le haussait vers sa propre vitalité et le jetait toujours plus ardent dans le désir.
Par ses initiatives aux allures de giboulées, elle avait le pouvoir de déconcerter ses intentions, d’abolir sa détermination. Kelly le prit aussitôt par le bras et l’entraîna dans la salle à manger où toute la tribu fermentait en silence. Vingt-deux jours que chacun encaissait les manies des belle-soeurs, les observations râpeuses des maris, les récriminations acides des anciens, les foucades des gamins.
Kelly s’approcha de la tablée familiale qui semblait une écurie où l’on avait distribué de l’avoine. Le confinement, même à la ferme, leur avait composé à tous une deuxième nature, à vif de tout. La ferme abritait trois générations, treize personnes, une collectivité révoltée contre la pensée de Paris qui s’étalait à la télévision, contre ce flot de théories officielles qui justifiaient la pénurie de tout : de masques protecteurs, de tests, de traitements, de lits dans les services de réanimation.
- Afin que nous puissions réfléchir ensemble sur les liens qui nous unissent, déclara Kelly, je propose que l’on mette sur la table tous les sujets qui fâchent. Avec une extraordinaire dignité, j’entends par là une absence totale de filtre. En famille ! Quelqu’un veut-il commencer, à bout portant ?
- Si ça chauffe trop dur, fit observer Cerise, nous ne pourrons pas claquer la porte. Les gendarmes ont bloqué le rond-point sur la grande route de Vire. 135 euros, j’ai écopé ce matin en voulant filer.
- 135 euros… une chance ! C’est le moment ou jamais de nous libérer… en famille ! Pour notre bien à tous, pour régénérer nos liens. Avec affection. Ouvrons-nous à nos grands secrets.
- Est-ce le moment d’être féroce ? demanda Cerise. En ce moment, la famille est tout ce qui nous reste.
- En hors-d’oeuvre, veux-tu savoir pourquoi ton mari a couché avec moi ? Avec des ardeurs inimaginables.
- Inimaginables ? reprit Cindy, la troisième soeur.
- Oui, acrobatiques, des ardeurs inespérées, une grande roue mexicaine que personne ne m’a jamais fait découvrir, une ode à la grande poésie sulfureuse, des cochonneries comme j’en rêvais, des galipettes contre les murs qui s’en souviennent encore.
Il y eut un silence. Le son de la vérité rend toujours attentif.
L’époux de Cerise, Didier, s’enfonça sur sa chaise et toussota un peu.
Pierre-Esprit également.
A la télévision, le Président de l’Etat parisien appelait les Français au calme, à la concorde.
- Ecoute-moi bien Kelly, rétorqua Cerise, car je ne vais pas le répéter… Et je vais te le dire avec amour…
(Ecrivez la suite dans les commentaires sur le post Facebook de Cultura ! Sans aucune tempérance. En ces temps de confinement, osez écrire de manière déconfinée. Donnez-vous accès à votre honnêteté la plus vibrante, à vos pensées les plus culottées. La littérature est faite pour vivre la totalité de notre être… surtout les zones interdites.)